L’usage des espaces naturels : aimer la nature ne suffit plus.

L’usage des espaces naturels : aimer la nature ne suffit plus

Nous disons aimer la nature, mais nous l’abordons souvent comme un décor disponible. Ce texte propose un pas de côté : laisser au vivant l’espace dont il a besoin.

On dit souvent qu’il faut vivre avec la nature. Mais dans les faits, nous vivons surtout dans la nature comme si elle nous appartenait : plages, forêts, roselières, dunes, zones humides… tout paraît ouvert à nos loisirs.

Cette tendance à projeter sur les espaces naturels nos émotions et nos besoins humains — un anthropomorphisme discret — a fait naître l’idée que ces lieux sont là pour nous.

L’exemple du chien est parlant : il n’est plus seulement un animal domestique, mais un membre de la famille, souvent considéré comme un enfant. Il partage nos vacances, nos balades. Le nombre de chiens continue d’augmenter, avec parfois deux ou trois animaux par foyer.

Pour la faune sauvage, pourtant, la présence d’un chien reste une menace. Pour une espèce fragile comme le gravelot à collier interrompu, un hibou ou un lièvre, un chien équivaut à un prédateur. Il suffit d’un passage, d’une course, d’un aboiement pour interrompre une couvaison, faire fuir les migrateurs ou épuiser un animal.

La bonne intention humaine ne modifie pas la peur animale. Quand ces réalités sont expliquées, l’incompréhension domine, parfois l’agacement, le déni. Peu veulent entendre que leur présence — ou celle de leur chien — puisse déranger. Certains font semblant de ne pas comprendre, d’autres se sentent accusés. Rapidement surgit la petite chanson familière : « c’est la faute des écolos, anti tout ! » Pour se dédouaner, trouver un coupable, surtout éviter de se remettre en question. Ce n’est pas moi le problème — ce sont toujours les autres, les « empêcheurs de tourner en rond ». Respecter un espace naturel devient alors une contrainte, voire une restriction de liberté.

Cette volonté d’appropriation ne s’exprime plus seulement par la promenade ou le chien libre, mais aussi à travers nos nouvelles pratiques et nos outils.

Les loisirs sportifs et technologiques : une autre forme d’emprise

Les espaces naturels sont désormais investis par de nouvelles pratiques sportives et technologiques. Les vélos électriques ouvrent les sentiers à des publics plus âgés, mais parfois moins attentifs aux réflexes de sécurité ou de respect des milieux. Les randonneurs à bâtons, coureurs, motards et utilisateurs de trottinettes électriques se croisent dans des zones où la faune ne trouve plus le calme nécessaire à sa survie.

À cela s’ajoutent les outils numériques : appareils photo accessibles, téléobjectifs à bas coût et drones grand public. Une génération de photographes animaliers amateurs s’installe dans les roselières, les dunes ou les zones humides. Beaucoup cherchent l’image rare, souvent sans mesurer l’impact de leur présence. Les drones, eux, sont devenus une véritable source de dérangement pour les oiseaux nicheurs, alors même que cette technologie pourrait être un atout pour la protection et la surveillance scientifique si elle était utilisée avec rigueur.

Cette appropriation sportive et technologique des milieux naturels illustre une même idée : la nature reste perçue comme un espace disponible, à explorer, conquérir, immortaliser. Rarement comme un lieu à partager avec mesure.

Plages méditerranéennes : derniers refuges côtiers

Plage de Sérignan bondée en été, serviettes et parasols serrés
Été à Sérignan (Hérault) : la foule prend la plage, la nature s’efface derrière les usages humains.

Longtemps perçues comme des lieux de loisirs, elles sont aujourd’hui parmi les derniers refuges du littoral. Sous la pression de l’urbanisation et de la fréquentation humaine — des millions de visiteurs chaque année — ces fragments de nature deviennent vitaux. En période de migration, plages, lagunes, sansouïres et dunes offrent des haltes indispensables à des dizaines d’espèces animales.

Chaque passage humain, chaque dérangement réduit ces espaces de repos et diminue les chances de survie de la faune, qu’elle soit locale ou migratrice.

Face à cette appropriation croissante des milieux naturels, la réponse ne peut pas reposer uniquement sur les générations futures ou sur les touristes de passage. Elle nous concerne toutes et tous : habitants, promeneurs, sportifs, photographes, riverains. Elle passe par une prise de conscience personnelle, mais aussi par une volonté commune d’apprendre à partager l’espace avec le vivant. Cela suppose de renforcer l’éducation à l’environnement pour tous les âges, de raviver la connaissance du monde vivant, et d’assumer des choix politiques forts et cohérents pour préserver durablement nos espaces naturels. Préserver la nature, c’est aussi redéfinir notre place en son sein.

Aimer la nature, ce n’est pas seulement l’admirer ou s’y promener : c’est accepter de s’effacer.

Tout le monde aime la nature, mais peu acceptent de lui faire une vraie place. Aimer la nature, ce n’est pas seulement l’admirer ou s’y promener : c’est accepter de s’effacer, de marcher moins loin, de tenir son chien en laisse, de laisser une plage tranquille au printemps. C’est reconnaître que ces espaces vivent sans nous, et qu’ils nous survivront, si on leur en laisse la chance.

Yann GESHORS — naturaliste

Photos © Yann GESHORS

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